• Après que la grand-mère ait été enterrée, avec tous les honneurs qui lui étaient dus, j'ai assisté à une drôle de scène.

    commodeRemue-ménage dans la maison. Mon père et ma mère étaient invisibles. Mes oncles et mes tantes, frères et soeurs de mon père, arrivaient les uns après les autres. Ils grimpaient immédiatement l'escalier qui menait au premier étage, avec une mine renfrognée de circonstance, direction la chambre de feu ma grand-mère. J'étais avec la servante, Suzanne Morel, une gentille fille. Je l'avais invitée un jour au cinéma, elle avait refusé. Nous nous étions mis à couvert, derrière un tas de bois, d'où on entendait tout ce qui se disait dans la chambre du premier étage.

    C'était un événement particulier pour nous, dans ce village où il ne se passait pas grand chose. Un palabre digne du nom, on pourrait même aller jusqu'à dire une bataille de chiffonniers. D'abord il y avait une table, Louis XV ou un de la lignée :

    • Qui veut la table ? Toi François, tu es l'aîné, tu peux choisir en premier !
    • Non, non, je ne veux rien !

    Grande discussion entre l'oncle Henri et l'oncle Ernest pour la table.

    • C'est moi qui y ai droit !
    • Non, moi je me suis plus occupé de maman que toi !

    Et patati et patata !

    La table a finalement été adjugée à l'oncle Ernest. Ensuite, les six chaises, à qui allaient revenir les chaises assorties à la table ? Henri dit :

    • Je veux les chaises.
    • Non, rétorque l'oncle Raymond, je suis plus vieux que toi, c'est moi qui ai droit aux chaises.
    • J'ai toujours bien aimé maman, et je veux ses chaises, insiste Henri.

    De vrais chiffonniers, je vous disais. C'est Henri qui a eu les chaises. Il restait un vaisselier. Il a fallu des négociations d'une bonne demie-heure pour savoir qui prendrait le vaisselier. C'était mon grand-père qui avait acquis ce meuble, lors d'une mise de l'Office des Poursuites, un client qui ne payait pas.

    Louis et Calixe n'avaient encore rien dit. Ils laissaient tranquillement passer l'orage, se disant qu'ils prendraient ce qui resterait, s'il restait quelque chose. C'est l'oncle Raymond, deuxième de la fratrie, qui s'en est allé avec le vaisselier.

    Calixe reçut la commode.

    Louis, le dernier, n'a pas eu de meuble, il n'en restait plus à part le lit. Des bricoles, de la vaisselle, il s'est contenté de ce qu'on lui donnait. C'est un doux, Louis, c'est un doux.

    Quand est venu le moment de parler du lit, mon père dit :

    • Le lit, ça c'est à moi !
    • Mais comment, mais comment, tu as dit que tu ne voulais rien !
    • Maman est restée vivre avec nous de mille neuf cent quarante-cinq à mille neuf cent cinquante-trois, battez-vous comme vous voulez, mais le lit reste là ! Il est à moi !
    • Bon, bon, d'accord, finirent par acquiescer les autres, non sans avoir charogné1 un moment.

    C'était dix heures ou dix heures et demie, le soir. Suzanne et moi avons beaucoup ri dans nos mains de les entendre se disputer de la sorte.

    Ils sont ressortis, les uns après les autres, et sont partis chacun de leur côté, sans se saluer.

    1Utilisé en Suisse romande comme batailler, ergoter


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  • monarchUne autre manifestation étrange a eu lieu par l'intermédiaire d'une vieille machine à écrire, de marque Monarch, toute noire, avec de grosses touches et qui pesait très lourd. Elle avait été entreposée au galetas. Nous étions au lit mon frère et moi, et il se réveille :

    • Tu as entendu ?
    • Quoi ? Quoi ?
    • Taper à la machine !
    • Et bien oui, j'ai entendu !

    Nous en avons parlé à notre père qui d'abord a encore minimisé, mais s'est finalement rendu compte que la Monarch faisait du bruit. Mais comment agir pour faire cesser ce tapage, ça commençait à coûter cher tout cela. Il a demandé à sa mère :

    • Croyez-vous que son âme vagabonde toujours ?
    • Oui, c'est possible !
    Là, c'est mon père qui a rendu visite aux Capucins de Romont, ces franciscains à la bure brune, corde blanche et sandales. Il est allé voir le chef, Père Joseph Marie et lui a raconté cette histoire de machine à écrire.
    • Après une nuit de réflexion, j'y verrai plus clair, reviens demain ! Dit le Père Joseph Marie.
    • J'ai trouvé la solution, lui dit-il, le lendemain.
    Il est venu à la maison, avec le matériel nécessaire, crucifix, eau bénite, etc. et il a récité des paroles en latin, une sorte d'exorcisme, en fait. Ça nous a de nouveau coûté cent balles. Et ce deuxième problème a été réglé, l'âme d'Ernest semblait en paix.

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  • seductriceMais Boby ne pouvait pas s'empêcher de faire son numéro. Avant le dîner, le repas du soir, puisqu'ici en Suisse on dirait souper, nous allions prendre un verre au bar. Il y avait là plusieurs jeunes hommes, employés de l'hôtel courtois et avenants, qui la trouvaient bien jolie. Toujours prête à tester son pouvoir de séduction, elle jouait des yeux, des bras, des jambes, de tout son corps. La mini jupe qu'elle portait parfois, courte à la limite de la décence, attirait les regards masculins sur ses jambes. Elle zieutait à gauche, elle zieutait à droite. Pendant plusieurs jours, je n'ai rien dit !

    Mais le cinquième jour :

    • Maintenant, tu arrêtes ton cinéma ! J'en ai marre !
    • Quoi ? Je fais quoi ?
    • Quand tu attends durant trois minutes, avec ta cigarette dans ta bou­che rouge baiser, que quelqu'un accourt pour l'allumer, tu fais un genre un peu particulier ! Arrête ça !
    • Je ne fais pas de cirque, c'est naturel !
    • Je te dis d'arrêter !
    • Viens, on va danser !

    Nous sommes allés au dancing de l'hôtel, nous dansions ensemble, mais elle a continué à draguer, très discrètement, mais elle ne pouvait s'empêcher d'aguicher les hommes. J'étais jaloux. Je sortais ma belle jeune fille, avec ses quinze ans de moins que moi, et elle n'avait pas d'yeux que pour moi. Ça n'allait pas du tout.

    J'étais excédé. Sur mon ordre, nous sommes rentrés dans la chambre. Je l'ai un peu malmenée. Je l'ai baisée sur le tapis de la chambre, sans grands ménagements, peut-être même d'une manière sauvage. Elle s'est mise à pleurer.

    • Je veux écrire à mon père !
    • Et bien écris à ton père !

    Une fois la lettre écrite, je lui ai demandé de la voir. Je l'ai lue. Puis, je l'a déchirée.

    • Maintenant tu arrêtes de faire l'enfant, tu te comportes correctement. Je vais freiner ma jalousie et toi tu freineras ton envie de séduire les hommes.
    • Bon, d'accord.

    La fin des vacances a été agréable. Elle s'est tenue à carreau. Retour à Genève où j'ai retrouvé mon carrosse. Retour à Romont, devant sa porte :

    • Francis, c'est fini, je ne veux plus te voir.
    • Mais pourquoi ? Qu'y a-t-il ?
    • Ça n'ira jamais entre nous !

    Bon, si c'est ce que tu veux !

     


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  • C'est un peu plus tard qu'a eu lieu, dans les environs de Romont, l'asséchement du marais de la Praly qui se situait entre Villaraboud et Romont. C'était une espèce de grand étang, incultivable, où il y avait surtout des libellules. Quand nous, enfants, étions allés jouer dans ce marais, nous rentrions tout crottés et nous finissions enfermés à la cave pour deux heures.

    et la glane

    Un centre d'hébergement de réfugiés politiques avait été ouvert à Romont, dans les baraquements de l'armée. Il y avait là des Polonais, des Hongrois et des gens de ce qui a été la Yougoslavie du nord, probablement des slovènes et des croates. Les pouvoirs publics, voyant tous ces jeunes gens désoeuvrés avaient décidé de les occuper et de leur permettre de gagner quelque argent.

    Comme mon père était sous les drapeaux, c'est ma mère qui s'occupait de la partie financière du chantier. Le samedi après-midi, ils arrivaient tous pour "toucher" leur paie. Ils étaient jeunes et tous plus beaux les uns que les autres, polis, fantastiques.

    Ces hommes aux costumes kakis ont laissé des traces dans la région, les filles tombaient amoureuses, surtout que tous les suisses étaient mobilisés. Dans les villages aux environs de Romont, ils ont fait des filles mères puisqu'ils sont tous repartis chez eux à la fin de la guerre, aucun n'a convolé en Suisse.


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  • poletzLe jeudi, à part patauger dans le ruisseau ou jouer aux aventuriers dans la grotte, les poletz avaient leur part. Après une année, j'en avais cent vingt à cent trente. Mes camarades qui les avaient perdues s'arrangeaient pour s'en procurer, en volant père ou mère, ou en pillant un poulailler pour aller ensuite vendre les oeufs et avec l'argent racheter des poletz.

    Celui qui perdait et qui n'avait plus de billes recevait un gage, un devoir. Le premier décidait pour le dernier. Je me souviens du coup où j'avais donné à Paletot le gage suivant. Il avait plu durant deux ou trois jours. Au bord de la Glâne, les flaques ressemblaient plus à des lacs, avec leurs vingt mètres sur trente et au milieu une profondeur de cinquante centimètres de flotte. Mon ami Paletot a dû traverser. Il est arrivé en retard à l'école, mouillé jusqu'aux cuisses :

    • Qu'est-ce que tu as fait, pourquoi tu es tout mouillé ? dit le maître.
    • C'est à cause de Francis, il m'a fait traverser l'étang de la Glâne.
    • Pourquoi il t'a demandé cela ?
    • C'est à cause des poletz, j'ai perdu aux poletz.
    • Vous êtes des crapauds.

    C'était le cas de dire. Je crois qu'il nous comprenait.

    Nous avons continué à jouer quelques mois. J'ai pratiqué les poletz de onze à treize ans. Et puis une nouvelle étape de mon éducation approchant, j'ai compté mon trésor : j'en avais trois cent soixante. Je les ai mises toutes dans un sac en jute trouvé par la baraque. Je n'allais quand même pas les distribuer aux copains. Je m'étais "crevé le cul" à les gagner. Il fallait les camoufler.

    Dans le verger de mon oncle Henri, il y avait une vingtaine d'arbres fruitiers. J'ai choisi un prunier un peu à l'écart. Deux pas par ici, deux pas par là, j'avais même dessiné une carte avec la position exacte du trésor. Avec pelle et pioche, j'ai creusé un trou assez profond, cinquante à soixante centimètres, et j'ai déposé mes billes au fond du trou. Puis, après avoir recouvert mon bien de terre, j'ai soigneusement remis les mottes et arrangé l'herbe. Ni vu, ni connu.

    Mais deux ans plus tard, pauvre de moi, je n'ai jamais réussi à les retrouver, l'arbre avait disparu. Les poletz sont retournées à leur état originel, elles sont redevenues terre.

    Avec mon frère et mon ami Paletot, nous en avons reparlé parfois :

    • Tu es un salaud Francis, tu aurais mieux fait de nous les donner.
    • Tu vois Francis, tu as été puni, maintenant tu n'as plus rien.

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