• L'invitation du rocher - Christiane Kolly

    Un gros rocher. Oui, c'est vraiment un très groshttp://theadalbertville.kazeo.com/la-petite-fille-du-desert-christiane-kolly-a121204050 rocher : cinq six mètres de hauteur qui augmente en direction de la montagne, vers la droite. De l'autre côté, les hommes ont remplacé la suite naturelle du monstre de pierres par un pont.

    Une longue ligne droite, environ trois cents mètres qui permet de prendre de la vitesse, un virage à gauche à trente degrés qui prend fin sous le pont. Au volant de ma voiture, je roule assez vite sur la ligne droite. Je vois le rocher, comme pour la première fois. Il me fascine. Une fraction de seconde pour me dire mais voilà la solution, tu ne tournes pas le volant et envolés les problèmes, disparues les disputes, éliminées les angoisses existentielles, la fin du tunnel où il n'y a pas de petite lumière qui indique l'autre extrémité, la liberté... Une autre fraction de seconde et deux petits visages me sourient, perplexes? Non, non, non. La lutteuse revient. Tu ne vas pas te laisser abattre, abandonner, tu es forte, tu as de la volonté. Arrête tes conneries. Et, comme malgré moi, mes mains font leur travail. Je vire à gauche et passe sous le pont.

    Seigneur, j'ai eu envie de me suicider ? La situation est grave. Où est mon instinct de conservation, si présent d'habitude. Comment ai-je fait pour en arriver là ? La mélancolie me guette et je sens chaque jour mes forces diminuer. Il est grand temps de réagir. Un jour l'appel du rocher sera peut-être plus fort, saurai-je lui résister et ne pas succomber à la tentation ?

    Un appartement dans une maison vieille d'une trentaine d'années, trois pièces, cuisine, toilettes et salle de bains, nous vivons là, mon mari, mes deux fillettes et moi depuis quelques mois. Nous avons repris un salon de coiffure qui se trouve sous l'appartement. Je rentre, heureuse de retrouver mes petites nanas. Elles courent vers moi et m'embrassent en me serrant fort. Quel bien cela fait...
    - Où est papy ?
    - Au bistrot.

    Je respire profondément. Un moment de répit avant l'affrontement devenu quasi quotidien entre nous et en même temps, je ne comprends pas la désinvolture de celui qui a la responsabilité, en attendant que j'aie terminé cette école de coiffure, de faire tourner la boutique. Pourquoi est-il en train de faire le paon au café du coin alors que des clients pourraient avoir envie de se faire couper les cheveux, un salon de coiffure, c'est quand même fait pour cela. Pour les gens qui passent devant la vitrine et voient trop souvent l'écriteau " Je reviens dans dix minutes ", les réflexions doivent aller bon train :
    - il n'est jamais là...
    - il ne va pas faire long feu ici...
    - ce n'est pas sérieux, il est toujours au bistrot.

    Profitant du calme, alors que mes filles jouent derrière la maison, je m'allonge et réfléchis. La situation est grave. Nous avons fait une erreur en venant dans ce village. Ce n'est pas en changeant de lieu et de travail que l'on résout une problème si profond. Mais que faire? La communication entre lui et moi est devenue si difficile.

    Une petite sonnette résonne toujours dans ma tête et je me questionne. Si tu ne réagis pas, ma vieille, tu vas mourir. Tu vas le quitter, il n'y a pas d'autre solution. Et les filles, elles ne verront plus beaucoup leur papa, tu n'as pas le droit de faire cela. Et pourtant, ne vaut-il pas mieux une maman seule que des parents qui se comprennent si mal et se disputent si souvent. Résiste encore un peu, prends ton courage à deux mains.

    Dans ma tête, ça bourdonne de plus en plus, mais, au milieu de ce foisonnement, j'entends soudain une petite musique de délivrance, je vois une lumière minuscule au bout du tunnel. La certitude d'avoir été aux limites de ma résistance me donne le feu vert pour réagir, pour oser espérer un avenir meilleur. Mais comment faire ?

    Divorcer, les avocats, les séances au tribunal, les amis communs à qui l'on demande de témoigner, le partage des biens, j'en ai entendu parler, ça ne va pas être simple. Je n'ai pas d'autre solution. J'ai touché le fond, je ne peux que remonter.

    Je l'entends qui rentre. Mon coeur bat la chamade. Si je ne dis rien, la soirée peut être agréable. Je vais me taire.
    - Salut, tu as eu une bonne journée ?
    - Oui, c'est tranquille, mais je me plais beaucoup ici, les gens sont agréables et je me suis fait beaucoup de copains.
    - Les affaires vont bien ? Tu vas chercher les clients au bistrot ?

    Je n'ai pas pu me taire devant tant d'irresponsabilité. Un homme, chef de famille, fort, toujours prêt à se battre, solide, c'est comme cela que je l'imaginais. M'aurait-on raconté des histoires ?
    - Ah ne recommence pas avec cela, tu sais bien que c'est le début et, quand tu auras terminé l'école et que tu seras présente toute la journée, ce sera plus facile. Aujourd'hui, je suis cloué à la maison avec les filles. Il est normal que, de temps en temps, j'ai envie de voir du monde.
    - De temps en temps ? Quand je serai présente toute la journée, tu auras la belle vie, tu pourras t'absenter encore plus souvent ?
    - J'en ai marre de tes éternels reproches. Je sors.

    Deux paires d'yeux me fixent. De l'inquiétude, de la tristesse, de l'incompréhension face à ces deux adultes qui se disputent continuellement alors que ces mêmes adultes prétendent que se disputer, ce n'est pas beau. J'y vois même de la compassion, dans ces yeux et je sens les larmes, comme trop souvent, envahir mon être. Non, non, non. On va jouer toutes les trois et passer un bon moment ensemble, je pleurerai après.

    Elles sont couchées, apaisées. Pourquoi ne puis-je pas me comporter comme elles, inquiètes un moment, mais capables, après quelques câlins de vivre le moment présent sans mouliner, sans tergiverser et sans se poser de questions sur leur avenir? Pourquoi ai-je grandi si vite? Pourquoi ai-je été si pressée de voler de mes propres ailes?

    C'est si bon l'enfance, la mienne je m'en souviens avec un goût de miel dans la bouche et je donnerais ma bague de fiançailles pour y retourner.

    Christiane Kolly
    25 juillet 2001
    Souvenir de Grandvillard
    Vuisternens-en-Ogoz


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