• La vieille dame sur le bateau - Christiane Kolly

    C'est samedi. Une belle journée de juin où les dernières heures s'étirent en douceur.

    Le bateau m'emmène de Lausanne en direction d'Evian. Un groupe de personnes, verre rose de champagne à la main, fête la joie de vivre, un anniversaire ou un mariage, que sais-je ?
    Près de moi, un couple consulte un prospectus. Plus loin, trois hommes, un grand chapeau de feutrine noir sur la tête, chahutent gentiment. Le joli brun de leur peau et la gaieté qui se dégage de leur personne font penser qu'ils viennent d'un pays méditerranéen.
    Je me penche et regarde l'eau. Le bateau, par son passage, nous fait cadeau de mille et un tableaux où l'air joue avec l'eau. Après quarante minutes d'un balancement régulier sur le Léman, me voici à Evian.

    Promenade sur les rives, petite bière sur une terrasse où, pour une fois, aucune voiture n'est venue me voler une vue faite de tons qui deviennent pastel quand le soir descend : des beiges, des bleus, des roses et, plus tard, des gris. Dîner dans un petit restaurant. Les saveurs des différents mets, arrosés d'un petit vin du pays, enchantent mon palais, comme les odeurs enchantent mes narines et la vue, mes yeux.

    Me voici à nouveau sur le bateau qui me ramène doucement à Lausanne. Un groupe de personnes l'accompagne jusqu'à un siège proche du mien, la salue et s'en va. Elle est là, près de moi. Comme elle à l'air misérable : les cheveux sales, coupés au carré où les irrégularités laissent deviner le " fait maison ", un chemisier bleu et blanc, le dernier bouton négligemment laissé ouvert, ce qui pourrait être un dernier effort de séduction mais qui, ici, devient grotesque, une jupe en tricot rose foncé dont la ceinture ne trouvera jamais la taille, une veste beige qui a peut-être commencé par être blanche, des chaussures que ses pieds ont déformées, un sac à main de sa jeunesse et un sac de supermarché qui doit contenir sa livre de pain de la semaine et quelque autre nourriture, une canne.

    Je pose ma tête sur l'épaule accueillante de l'homme. Je me sens heureuse, paisible. Mais, elle me regarde, me fixe avec dans le fond des yeux un mélange de haine, de méchanceté, de jalousie, d'envie, de tristesse, de manque d'amour qui m'empêche de jouir de ce moment si doux.

    Elle marmonne : " tous au Casino, c'est incroyable... vous avez vu ? "
    " Oui Madame ", poliment, je dis et regarde par la fenêtre pour éviter, et ses yeux, et la conversation.

    Le bateau s'arrête. " Il faut m'aider, je ne peux pas descendre seule, c'est trop dangereux ", elle dit.
    " Oui Madame " dit l'homme et il la soutient. Ils marchent tous deux sur la passerelle.
    " Sale temps ", elle dit. Il ne répond pas. Il fait beau.
    " Vous allez de quel côté ? ", elle dit.
    " De l'autre côté ", il répond.
    " Vous allez de quel côté ? ", elle répète.
    " De l'autre côté ", il répond à nouveau.
    Elle s'en va à petits pas, appuyée sur sa canne.

    Je m'en vais, de l'autre côté. Mais pourquoi ne suis-je pas sûre, ce soir, d'avoir choisi le bon côté ?

    Christiane Kolly
    octobre 1998
    Vuisternens-en-Ogoz


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