• Le bras cassé de mon frère - Christiane Kolly

    Le bras cassé de mon frère - Christiane KollyLes foins sont très hauts, prêts à être coupés. Qui n'a jamais pris la peine de se promener dans le foin que l'on va bientôt faucher, ou plutôt au bord d'un champ de foin, car le paysan n'apprécie guerre les citadins qui renversent leur précieux fourrage, qui ne l'a jamais fait, et en même temps respiré les odeurs à plein nez, regardé les brins danser au gré de la fantaisie du vent et écouté les chants des grillons, les bruits de la nature, celui-là aura raté un moment important de son existence.

    Un après-midi de juin, Bloc, mon frère, Marguerite, mon amie d'enfance et moi profitons de ce précieux don de la nature, sans nous en rendre compte, évidemment. Nous faisons très attention que papa ne nous voit pas marcher dans son foin. Nous courrons à travers champ, jouons à cache-cache dans les hautes herbes et nous trouvons tout-à-coup à côté d'une petite construction de pierres de trois mètres de longueur, deux de largeur et deux de hauteur. C'est le réservoir d'eau. Une porte permet d'y entrer. Allons voir à l'intérieur. Il y fait très frais, durant les premières chaleurs de juin, c'est vraiment un don du ciel. Une échelle est là, suspendue.
    - On va monter sur le toit? dit Marguerite.
    - Bonne idée, on va voir ce qu'il y a la-haut, dis-je.
    - D'accord, dit mon frère, mais sans grand enthousiasme. Il devait pressentir quelque chose.

    Sitôt dit, sitôt fait. Nous voilà, Marguerite et moi sur le plat de cet édicule avec en cadeau, comme chaque fois que l'on se trouve sur une hauteur, une impression de liberté, de grand air, de bonheur.
    - Tu viens, Bloc.
    - Oui, j'arrive.

    Nous continuons à faire les folles sur ce toit durant un moment. Et puis l'idée nous vient de sauter dans l'herbe.
    - C'est haut, tu ne trouves pas? dis-je.
    - Oui, j'ai peur de sauter, c'est trop haut, dit Marguerite. Mais la peur excite, c'est bien connu et, advienne que pourra, nous avons sauté toutes les deux. Le foin a rendu plus doux notre contact avec le sol et, très fières, nous faisons le tour du petit bâtiment pour remonter.

    - Qu'est-ce que tu fais sur cette échelle? Monte ou laisse-nous passer? La fierté du mâle, tout de même, Bloc grimpe les échelons, l'un après l'autre, poussé par nous.
    - Tu viens, saute, tu ne risques rien, l'herbe est très haute et la terre encore un peu humide dessous? Il hésite.

    Marguerite et moi sautons une nouvelle fois. La peur avant, l'impression de voler pendant, l'atterrissage, que d'émotions. Nous vivons un grand moment. Nous remontons l'échelle, sautons, remontons, sautons à nouveau. Bloc nous regarde toujours. Il n'ose toujours pas. Une grande excitation nous envahit.
    - Mais enfin, tu n'as pas honte, toi, un garçon, tu n'oses pas sauter et nous, des filles on le fait avec plaisir. Je dois dire que j'ai, moi aussi, un peu honte d'avoir un frère si craintif.

    Quelques sauts plus tard, quelques incitations plus loin, Marguerite, soudain décide de l'aider un peu. Il se trouve au bord, prêt à y aller. Une petite pousse dans le dos et Bloc saute. Il se crispe, a peur, et tombe mal, très mal puisqu'une douleur dans le bras le fait aussitôt crier.
    - J'ai mal, j'ai mal, tu m'as cassé le bras. Il pleure de plus belles et la douleur se lit sur son visage. Nous remontons vers les maisons. Marguerite panique, c'est elle qui a peur maintenant.
    - Je dirai que ce n'est pas moi, tu es tombé tout seul. Je ne veux plus jamais vous voir, je rentre à la maison.

    Et en effet, la visite du médecin de famille confirmant, Bloc a le bras cassé et se retrouve handicapé.
    Je suis un peu triste pour mon frère qui souffre. Dans le fond, je suis aussi très fière d'avoir osé davantage que lui. Ainsi, la peur n'est pas un sentiment purement féminin, j'en ai la preuve.
    Personne n'a su que Marguerite avait poussé Bloc. Il me reste de cette expérience un profond sentiment d'injustice chaque fois que j'entends dire : les filles pleurnichent pour un rien et les garçons sont les plus forts, ils osent plus et ne pleurent pas, eux?

    Christiane Kolly
    25 juillet 2001
    Souvenir de la Montagne de Lussy
    Vuisternens-en-Ogoz


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