• En pays de Cocagne

    chevauxJ'y ai cru à ce pays, cette contrée miraculeuse, ce paradis terrestre où fêtes et bombances sont perpétuelles, où l'on prône le jeu et la paresse plutôt que le travail acharné.

    Par l'entremise de Monsieur et Madame Dévaud, les parents de Marie-Jo, j'ai fait la connaissance d'un banquier, Monsieur Arnaud. Je le voyais à l'occasion, quand il venait manger au Guillaume Tell. Il s'intéressait aux chevaux et mon futur beau-père en possédait quelques-uns. Il élevait même des chevaux de course. Il lui a acheté une jument, Morzan, pour quelques mille francs. Il a emmené sa bête courir à l'hippodrome d'Yverdon-les-Bains, entre autres. Mais elle ne rapportait même pas de quoi couvrir les frais qu'elle occasionnait.

    Monsieur Arnaud et moi sommes devenus copains. On parlait régulièrement de notre sujet favori, les chevaux.

    • Ça ne va pas cette jument, elle ne vaut rien !
    • C'est vrai, elle est pas terrible.
    • Il faut acheter un autre cheval !

    Il voyait grand, Arnaud. Il avait l'intention d'acheter en France, de pouvoir faire monter une bête sur territoire français, et de suivre les règles strictes édictées par les PMU, le Pari Mutuel Urbain. Un jour il arrive en disant :

    • J'ai trouvé un cheval !
    • Ah oui bien !
    • Oui, il coûte deux cent mille francs !
    • Ah quand même !
    • Oui, mais je ne veux pas l'acheter à mon nom, ma situation ne me le permet pas.
    • Oui, je comprends !
    • J'ai besoin de toi pour fonder une société !

    Devant un notaire, il fallait mettre de l'argent. Nous avons investi chacun trente-cinq mille francs. Comme mes finances battaient de l'aile, je me suis dit pourquoi pas, tentons le coup ! Et nous avons acheté ensemble ce cheval. Il débute à Vincennes, un des plus grands hippodromes de France. Le cheval restait chez son ancien propriétaire, Maison Dubois et Fils, en pension pour mille cinq cents francs par mois. Nous avons fait le voyage plusieurs fois, pour voir notre cheval, chez les Dubois, une bonne entreprise, solide, longue expérience dans les chevaux de course. C'est après deux ou trois mois que l'animal était finalement inscrit pour courir, il avait suivi l'entraînement adéquat.

    Nous avions pris l'avion à Belp, un voyage qui coûtait à l'époque mille francs par personne, une caravelle tellement bruyante qu'on ne s'entendait pas parler. Aller et retour le même jour, destination Orly.

    Première course, il gagne, il nous a rapporté quarante-cinq mille francs. Ravageur du Rocher, c'était le nom du cheval, dans ce monde, tous les chevaux nés la même année porte un nom qui commence par la même lettre, ici un R. Nous commencions à sourire, malgré que la dette s'élevait encore à cent soixante mille francs.

    Deuxième course, deux semaines plus tard, à Vincennes, il gagne, encore une fois quarante-cinq mille, la dette diminuait. C'était presque un éléphant, entier, il n'avait pas été coupé, un étalon que nous appelions affectueusement Mammouth. Monsieur Dubois nous soutenait que notre bête pouvait aller loin, très loin.

    Troisième course, il gagne, cinquante mille. Nous commencions à sérieusement sourire, notre affaire allait grand train, c'est le cas de le dire.

    Quatrième course, il gagne, cinquante mille. Le cheval était pour ainsi dire payé. Nous nous frottions déjà les mains. Quel filon nous avions là.

    Cinquième course, Ravageur du Rocher se tord le genou. Nous avons dû prendre la décision de l'abattre.

    Cette expérience a été fantastique. Passer sous l'enseigne en forme d'arche "Entrée des propriétaires", regarder la course depuis une loge toute vitrée, où il y avait à boire et à manger à discrétion, mais oui à l'œil, du champagne, du Dom Perignon s'il vous plaît, le meilleur. De plus, nous avons gagné quelque argent en pariant.

    Quand Ravageur du Rocher est mort, je suis sorti de la société et Monsieur Arnaud m'a rendu mes trente-cinq mille francs. Il est resté seul maître à bord de l'"Écurie des As", c'était le nom qu'on lui avait donné. Pour moi l'histoire épique et hippique était terminée.


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