• La route 66

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    Après mon divorce avec Éliane, redevenue Sulmoni, j'avais le blues. À l'agence Kuoni à Fribourg, qui me proposait Bali ou la Thaïlande, j'ai dit non, je voulais retourner aux États-Unis. J'avais aimé ce voyage en Floride avec Éliane, je voulais y retourner, mais pourquoi, je ne savais pas encore. C'est comme cela que je réserve un billet pour New-York, Big Apple, auprès de la compagnie TWA, Trans World Airlines, aller et retour, validité un mois.

    Il fallait quand même prendre des dispositions. Je vais vers mon chef de bureau, Jean-Marc Roulin, pour lui demander de s'occuper des affaires courantes durant mon absence. Il a été surpris et un peu apeuré, mais finalement, rassuré, il a accepté de le faire, avec la secrétaire. Il n'y avait pas de "casseroles sur le feu", ce n'était pas une tâche bien difficile.

    Il fallait maintenant aller voir mon père, pour l'entreprise !

    • Écoute François, je pars un mois !

    • Tu es toujours le même inconscient ! Tu divorces et maintenant tu veux partir !

    • Oui, j'ai besoin de changer d'air.

    • Mais quand même, et l'entreprise, l'entreprise, l'entreprise !

    • Tu n'es pas bien vieux, tu es encore capable, en forme, il n'y a pas de problèmes ! Tu vas rediriger TON entreprise!

    Il me regardait bizarrement, béatement, mais il y avait une étincelle dans ses yeux, il allait redevenir le chef de l'entreprise.

    • Bon, après tout, d'accord. Je vais le faire. Ne fais pas l'idiot là-bas.

    Les quelques travaux en cours n'allaient pas lui demander de bien gros efforts, ça tournait bien, c'était bien organisé. Il l'a fait avec un plaisir un peu dissimulé.

    Le bureau, c'était réglé, l'entreprise, c'était réglé, il restait l'argent. Je ne pouvais pas partir sans fonds. J'avais déjà une carte de crédit American Express, la meilleure carte que j'aie jamais eue, très avantageuse et connue pour les titulaires, mais cher payé pour ceux qui l'acceptent, six ou sept pour cent de frais.

    J'ai acheté pour dix mille dollars de travellers chèques, cent chèques à cent dollars. Il valait encore trois francs cinquante, ça faisait une belle somme.

    Je prends ma bagnole, la laisse au parking souterrain de Zurich Kloten où j'avais négocié au préalable un contrat de location pour un mois, payé d'avance ... et si je ne revenais pas ? Tant pis !

    J'embarque, vol tranquille, et me voilà à New-York, aéroport Kennedy. Je me rends en taxi au Waldorf Astoria où une chambre avait été réservée. Magnifique, grandiose, les hauteurs, les lustres, les dorures, c'était extraordinaire. Il était cinq heures de l'après-midi, heure locale. J'ai rangé mes belles affaires, costards, cravates, le tout bien ordonné, bien en place.

    Vers huit heures, je descends au bar et commande un Chivas Regal, puis un deuxième. Ça voulait dire que j'avais du goût pour le bon whisky, à la mode à l'époque et que j'avais les moyens de me le payer, un homme considérable et considéré. Je me mets à parler avec la barmaid, une grande blonde à la robe rouge, avec mon anglais trébuchant.

    Un peu plus tard, je me rends au dining room, tout seul, et là je réalise que je m'ennuie, je m'emmerde, je me languis, je ne trouve pas du tout cela drôle. Je n'allais pas passer beaucoup de temps à me morfondre de la sorte, il fallait que je trouve quelque chose. Le lendemain, j'ai dormi toute la journée, fatigue du voyage, lâcher de stress. Le soir, je retourne au bar de l'hôtel et je refais la même chose que la veille, un Chivas, deux Chivas ... C'est là qu'arrive un homme, à ce bar, bel homme, bien de sa personne, mon âge à peu près.

    • Vous parlez français ?

    • Oui, je suis français, je suis breton !

    • Ça tombe très bien parce que nous, les Mauron, nous sommes originaires de la Bretagne, un petit village du sud de la Bretagne, Mauron.

    • Ah tiens, c'est étrange, je le connais ce village.

    • Moi non, je n'y suis jamais allé. Et vous êtes seul ici ?

    • Oui, je suis venu changer d'air ... à cause d'une femme !

    • Ah tiens, moi aussi !

    • Bon, c'est bien, points communs.

    • On va faire quelque chose ensemble si vous voulez, ce serait plus sympathique que seul ?

    • Oui d'accord.

    Il s'appelait Guy Queinnec. Après avoir fait schmolitz1, je lui dis :

    • Tu es d'accord, demain on va à Harlem ?

    • Non mais ça va pas, on va se faire tuer !

    • Rien du tout, j'ai un copain qui m'a expliqué. Tu mets tes jeans les plus usés, s'il n'y a pas de trous dedans, tu en fais, un chemise limée aux coudes, grande ouverte, tu enlèves tes bijoux et te voilà prêt pour Harlem.

    • Bon d'accord.

    Nous avons pris un taxi et nous voilà à Harlem. Il n'y avait pas beaucoup de blancs, mais des noirs, des latinos, plus ou moins foncés. On se promène un peu et soudain on arrive devant un colosse, étalé de tout son long, deux mètres au moins, en travers sur le trottoir.

    • On passe par-dessus ?

    • Non jamais, fais attention !

    • Mais pourquoi ?

    • On m'a expliqué, il faut le contourner.

    C'est ce que nous avons fait et je me suis retourné et j'ai vu une paire de gros yeux noirs qui m'observaient. Il m'a fait un gros sourire.

    • You are a good guy, I will offer you a beer – tu es un bon type, je t'offre une bière. Say it to your friend too – dis-le à ton copain aussi.

    Nous sommes allés au troquet le plus proche et notre ami a commandé trois bières. Il était très content, il s'était rendu compte que nous avions eu du respect en n'enjambant pas son corps. Nous avons bu deux ou trois bières, en bons copains d'un petit moment. Il nous a montré des boîtes, des endroits où les touristes n'allaient jamais. Nous avons bu des bières toute la soirée et puis nous sommes rentrés à l'hôtel.

    • Alors, Guy, ça t'a plu le bronx ?

    • Oui, oui, c'était fantastique, on y retourne demain ?

    • Mais non, une fois c'est bien, mais ce n'est peut-être pas tous les jours comme ça ! Il faut passer à autre chose !

    • Bon d'accord, tu proposes quoi ?

    • Tu as du fric, Guy ?

    • Oui j'ai du fric !

    • Et bien moi aussi ! Tu as combien ?

    • Bon écoute, c'est un peu délicat comme question, mais disons que dépenser dix, quinze mille dollars, ça ne me pose pas de problèmes.

    • Bien. Tu as déjà entendu parler de la Road 66 ? La route 66 ?

    • C'est quoi ?

    • C'est la route qui va de Chicago dans l'Illinois à Santa Monika, Californie, à côté de Los Angeles.

    • C'est long ?

    • Oui, ça fait plus de deux mille miles, entre trois mille et trois mille cinq cents kilomètres, les États-Unis d'est en ouest.

    • On fait comment ?

    • On prend un billet d'avion pour Chicago et puis on achète une voiture.

    • D'accord.

    Nous avons pris l'avion à La Guardia, aéroport principalement interne des États-Unis, aller simple pour Chicago. Arrivés sur place, nous sommes entrés dans le premier hôtel que nous avons vu. Rapidement, nous nous sommes rendus dans le premier garage pour acheter une voiture, une Chevrolet Impala noire, avec des ailes si hautes qu'elle aurait peut-être pu s'envoler. Elle était magnifique, rutilante, elle coûtait trois mille dollars.

    • C'est cher ! me dit Guy.

    • Ne t'inquiète pas, nous la revendrons de l'autre côté.

    Nous avons reçu notre belle auto, avec les plaques, et sommes partis à l'aventure, vers "The road 66", la route 66.

    Premier soir, premier motel, on s'arrête à gauche de la route, ambiance sympathique, mais disons modérée, nous avons mangé notre premier "chili con carne"2 avec une bonne bud, l'excellente bière Budweiser et nous sommes allés nous coucher. Nous faisions trois cents kilomètres par jour environ. Le lendemain, nous sommes repartis. Plus on avançait et plus c'était intéressant, il y avait des échoppes le long de la route, tous les cents mètres, il y avait quelque chose à acheter. Après deux ou trois jours, c'est devenu vraiment plus intéressant, des hippies envahissaient cette route 66. C'était la fin de la guerre du Vietnam, la mode du "peace and love"3, les filles étaient en fleurs, elles avaient des bandeaux dans les cheveux et des bracelets aux chevilles. Durant sept ou huit jours, nous avons vécu une période extraordinaire, à la bonne franquette, tout le monde se souriait, tu veux venir coucher avec moi, d'accord, tu ne veux pas, ça ne fait rien, d'accord aussi. Il n'y avait pas de jalousie, personne n'appartenait à personne. Chacun faisait ce qu'il voulait, chacun couchait avec qui il voulait. Nous sortions un peu de la route, quelques miles, pour passer des journées heureuses avec nos amis hippies, au bord des lacs, tous ensemble, à se faire plaisir.

    Toutes les bonnes choses ont une fin, dit l'adage. Nous sommes arrivés à Santa Monika. Nous avons revendu la voiture deux mille dollars. La benzine nous a coûté trente-cinq centimes suisses le gallon de deux litres et demi. Il fallait rentrer à New-York pour reprendre l'avion. Il fallait rentrer à la maison, après avoir passé une dernière nuit au Waldorf Astoria à New-York.

    Je n'ai jamais revu ni entendu parler de mon ami Guy Queinnec. C'est la vie.

    1Passer au tutoiement en buvant un verre cul sec

    2Plat à base de viande de bœuf et haricots rouges

    3"Paix et amour" signe de reconnaissance des hippies entre eux


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