• Procès dans une petite ville de Suisse - Christiane Kolly

    "Essuyez vos pieds" sur une affiche avant de passer la porte de la maison. "Eteindre les téléphones portables" avant de passer la porte de la salle du tribunal.

    op_glaneDans la salle, sur la gauche, le président et 4 juges siègent, les visages impassibles, sérieux, de circonstance.
    Je vais m'asseoir, au fond à droite, sur un des bancs réservés au public.
    Devant moi, trois magistrats: le procureur de la république, l'avocat de la veuve et l'avocat des orphelins. Le trio impressionne: robes noires avec écharpe rouge pour le procureur et écharpes noires aux extrémités blanches pour les avocats. Devant eux, la veuve l'air faussement décontracté et un des orphelins, curieux et un peu inquiet. Sur ma gauche, tout près de la porte d'entrée, l'avocat de l'accusé, même costume que ses confrères, et devant lui, l'accusé.

    Il est tendu, ses zygomatiques tressaillent un peu par moment.
    Sur les bancs, quelques curieux venus assister au procès.
    Lecture des procès-verbaux des interrogatoires précédents. Accident de la route, choc frontal avant gauche contre avant gauche. Mort du conducteur d'un des véhicules. C'est le conducteur resté vivant qui est aujourd'hui assis là, prévenu d'infraction à la loi sur la circulation routière, d'homicide par négligence et d'ivresse au volant. Il avait, après l'accident, encore deux et vingt quatre pour mille d'alcool dans le sang. Aux environs de 19 heures, ce soir-là, il y avait du brouillard par endroits. Sur les photos prises par la police, pas de brouillard. Selon les experts en matière d'accident, l'accusé empiétait de vingt à trente centimètres sur la voie réservée aux véhicules venant en sens inverse. Selon les mêmes experts, l'homme qui est décédé roulait également à quelque vingt centimètres sur l'autre voie.

    L'accusé, lui, affirme être resté sur sa droite et avoir été capable, malgré la quantité d'alcool ingurgitée, de se souvenir de cet élément. Il raconte ensuite sa soirée de la veille: match aux cartes, bien arrosé, rentrée à 3 heures du matin, à pieds. Le lendemain à 8 heures, il avait rendez-vous avec un copain pour transporter du bois. Il se sentait un peu fatigué, mais tout à fait capable de conduire. Il reconnaît avoir été un habitué à l'alcool. Il affirme avoir, ce jour-là, bu une bouteille de vin rouge à midi entre 4 personnes, puis 4 ou 5 bières durant l'après-midi, avant l'accident. Selon les experts, c'est impossible, et pourtant il insiste.
    Il dit aussi qu'il aurait préféré être à la place du mort, cette phrase ne semble pas avoir été entendue. L'accusé est traité sans ménagement, avec mépris. Quel acharnement sur un seul homme...

    Cinq membres du tribunal, le procureur et deux avocats, ils sont huit à tenter d'anéantir cet homme. Que lui reste-t-il, à part la fierté de confirmer ses dires, même si ceux-ci paraissent invraisemblables, garder la tête hors de l'eau même s'il est prêt de se noyer. On parle peu d'homicide, on parle d'alcool, beaucoup d'alcool. Et s'il n'avait pas bu ce jour-là et se serait trouvé au même endroit au même moment...
    Et puis, y a-t-il une seule personne dans la salle qui n'a pas un jour pris le volant après avoir festoyé? Que celui qui n'a jamais menti ou bu lui lance la première pierre...

    Un témoin avait croisé notre accusé quelques secondes avant l'accident et affirme avoir été effrayé. Il a passé très près du véhicule de l'accusé en le croisant. Il a même, dans son rétroviseur, eu le temps de voir des feux clignotants. Pourquoi a-t-il passé si près? Dans ce virage, nombreux sont les conducteurs qui ont passé près souvent...
    Un ami de l'accusé vient témoigner, celui qui avait passé cette horrible journée avec lui. Il semble que lui aussi ne soit pas du bon côté, qui ose affirmer que si on rentre à pieds, il n'y a pas de mal à s'enivrer. Il fait mauvaise impression...
    Au tour de la psychologue de l'orphelin présent : il est si perturbé qu'il a dû arrêter l'école, idées suicidaires probablement liées à l'absence du père. On oublie quand même de dire que le couple était séparé.
    Le maître d'école vient témoigner de l'état grave dans lequel se trouve l'orphelin.

    Et puis, l'orphelin émet le désir de participer au réquisitoire et aux plaidoiries.
    Grave question. Le tribunal se retire pour en délibérer et revient. La demande de l'orphelin est rejetée, malgré un avis favorable de la psychologue. Ainsi, quand un adolescent demande de connaître la vérité, enfin celle qu'on veut bien montrer, pour le préserver, sa demande est rejetée... La vérité n'est-elle pas préférable au doute, à l'imaginaire, pour un enfant qui se sent mal?

    Dans le réquisitoire, le procureur utilise les mots "inacceptable", "scandaleux" pour qualifier le taux d'alcool contenu dans le sang de l'accusé. Il parle ensuite de mépris de l'évidence démontré par l'accusé. La dignité et de respect que l'on doit aux enfants et aux proches sont relevés. Il s'est saoulé le jour en question, a pris le volant et a tué le conducteur.
    L'avocat de la mère adhère aux propos du procureur. Il déplore que l'accusé soit un buveur par habitude et aurait aimé voir chez lui un profil plus bas. L'accusé s'est-il enfermé dans l'image d'une personne hasardeuse et chancelante. Pourquoi?
    Le magistrat représentant les enfants rappelle que ceux-ci se demandent pourquoi leur père est mort. Il se rallie à l'indignation du ministère public et joint celle des enfants.
    Vient ensuite l'avocat de la défense. Son client démontre depuis l'accident de la bonne volonté. Il est aidé et accompagné, a suivi un traitement à l' "antabuse " et continue de voir un médecin. Il reconnaît aujourd'hui être malade d'alcoolisme. Son client reconnaît avoir conduit en état d'ébriété. Il réfute l'accusation d'avoir circulé sur l'autre voie et d'être responsable de la mort de quelqu'un.
    Une heure plus tard, verdict: l'accusé est reconnu coupable de violation de la loi sur la circulation routière, homicide par négligence, ivresse au volant.

    La peine : 12 mois de prison avec sursis durant 5 ans, obligation de poursuivre le traitement contre l'alcool avec prises de sang régulières, amende de 5000 francs et frais à sa charge.

    C'est comme à Rome, dans l'arène... C'est le sentiment que j'ai eu devant l'acharnement des huit magistrats sur un seul homme.
    Faute, il y a eu, mais pourquoi appuyer autant sur la tête d'un homme, l'humilier si fort.
    "J'aurais voulu être à sa place" a-t-il dit, cela ne démontre-t-il pas la grandeur de sa souffrance...

    Christiane Kolly
    mai 2002
    Villarsiviriaux


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