• L ame du vin - Baudelaire_opt
    Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles:
    «Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
    Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
    Un chant plein de lumière et de fraternité!

    Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
    De peine, de sueur et de soleil cuisant
    Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme;
    Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,

    Car j'éprouve une joie immense quand je tombe
    Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux,
    Et sa chaude poitrine est une douce tombe
    Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.

    Entends-tu retentir les refrains des dimanches
    Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?
    Les coudes sur la table et retroussant tes manches,
    Tu me glorifieras et tu seras content;

    J'allumerai les yeux de ta femme ravie;
    À ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
    Et serai pour ce frêle athlète de la vie
    L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.

    En toi je tomberai, végétale ambroisie,
    Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,
    Pour que de notre amour naisse la poésie
    Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur!»

    Charles Baudelaire

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  • Il pleure dans mon coeur
    Comme il pleut sur la ville ;
    Quelle est cette langueur
    Qui pénètre mon coeur ?

    Ô bruit doux de la pluie
    Par terre et sur les toits ! 
    Pour un coeur qui s'ennuie,
    Ô le chant de la pluie !

    Il pleure sans raison
    Dans ce coeur qui s'écoeure.
    Quoi ! nulle trahison ?...
    Ce deuil est sans raison.

    C'est bien la pire peine
    De ne savoir pourquoi
    Sans amour et sans haine
    Mon coeur a tant de peine !

    Paul VERLAINE   (1844-1896)


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  • ogre

    Un brave ogre des bois, natif de Moscovie,
    Etait fort amoureux d'une fée, et l'envie
    Qu'il avait d'épouser cette dame s'accrut
    Au point de rendre fou ce pauvre coeur tout brut ;  

    L'ogre, un beau jour d'hiver, peigne sa peau velue,
    Se présente au palais de la fée, et salue,
    Et s'annonce à l'huissier comme prince Ogrousky.
    La fée avait un fils, on ne sait pas de qui.  

    Elle était, ce jour-là, sortie, et quant au mioche,
    Bel enfant blond nourri de crème et de brioche,
    Don fait par quelque Ulysse à cette Calypso,
    Il était sous la porte et jouait au cerceau.  

    On laissa l'ogre et lui tout seuls dans l'antichambre.
    Comment passer le temps quand il neige, en décembre
    Et quand on n'a personne avec qui dire un mot ?
    L'ogre se mit alors à croquer le marmot.  

    C'est très simple. Pourtant c'est aller un peu vite,
    Même lorsqu'on est ogre et qu'on est moscovite,
    Que de gober ainsi les mioches du prochain.
    Le bâillement d'un ogre est frère de la faim.  

    Quand la dame rentra, plus d'enfant ; on s'informe.
    La fée avise l'ogre avec sa bouche énorme :
    As-tu vu, cria-t-elle, un bel enfant que j'ai ?
    Le bon ogre naïf lui dit : Je l'ai mangé.  

    Victor Hugo


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  • georges sand

    Te voilà revenu, dans mes nuits étoilées,
    Bel ange aux yeux d’azur, aux paupières voilées,
    Amour, mon bien suprême, et que j’avais perdu !
    J’ai cru, pendant trois ans, te vaincre et te maudire,
    Et toi, les yeux en pleurs, avec ton doux sourire,
    Au chevet de mon lit, te voilà revenu.

    Eh bien, deux mots de toi m’ont fait le roi du monde,
    Mets la main sur mon cœur, sa blessure est profonde ;
    Élargis-la, bel ange, et qu’il en soit brisé !
    Jamais amant aimé, mourant sur sa maîtresse,
    N’a sur des yeux plus noirs bu la céleste ivresse,
    Nul sur un plus beau front ne t’a jamais baisé !

    Alfred de Musset


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  • coeur mots

    Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites !
    Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes ;
    Tout, la haine et le deuil ! Et ne m'objectez pas
    Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas.
    Écoutez bien ceci :
                                       Tête-à-tête, en pantoufle,
    Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
    Vous dites à l'oreille au plus mystérieux
    De vos amis de cœur, ou, si vous l’aimez mieux,
    Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
    Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,
    Un mot désagréable à quelque individu.
    Ce mot que vous croyez qu'on n'a pas entendu,
    Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
    Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre !
    Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.
    Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
    De bons souliers ferrés, un passeport en règle :
    – Au besoin, il prendrait des ailes, comme l'aigle ! –
    Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera.
    Il suit le quai, franchit la place, et cætera
    Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues,
    Et va, tout à travers un dédale de rues,
    Droit chez l’individu dont vous avez parlé.
    Il sait le numéro, l'étage ; il a la clé,
    Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe,
    Entre, arrive et, railleur, regardant l'homme en face,
    Dit : « Me voilà ! Je sors de la bouche d'un tel. »

    Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.

    Victor Hugo, extrait de « À ceux qui font de petites fautes », paru dans Toute la lyre.


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  • ciel ville lumière

    Le ciel nocturne et bas s'éblouit de la ville
    Et mon cœur bat d'amour à l'unisson des vies
    Qui animent la ville au-dessous des grands cieux
    Et l'allument le soir sans étonner nos yeux

    Les rues ont ébloui le ciel de leurs lumières
    Et l'esprit éternel n'est que par la matière
    Et l'amour est humain et ne vit qu'en nos vies
    L'amour cet éternel qui meurt inassouvi

    Guillaume Apollinaire


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  • Mon âme a son secret, ma vie a son mystère :
    Un amour éternel en un moment conçu.
    Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
    Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.

    Hélas ! j'aurai passé près d'elle inaperçu,
    Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire,
    Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre,
    N'osant rien demander et n'ayant rien reçu.

    Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre,
    Elle ira son chemin, distraite, et sans entendre
    Ce murmure d'amour élevé sur ses pas ;

    À l'austère devoir pieusement fidèle,
    Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle :
    « Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.

    Félix Arvers


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  • Le Sonnet d'Arvers

    (paru en1833 dans le recueil poétique « Mes heures »)

    « Mon âme a son secret, ma vie a son mystère :
    Un amour éternel en un moment conçu.
    Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
    Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.

    Hélas ! j'aurai passé près d'elle inaperçu,
    Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire,
    Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre,
    N'osant rien demander et n'ayant rien reçu.

    Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre,
    Elle ira son chemin, distraite, et sans entendre
    Ce murmure d'amour élevé sur ses pas ;

    À l'austère devoir pieusement fidèle,
    Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle :
    « Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas. »


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  • sully-prudhomme

    À vingt ans on a l'œil difficile et très fier :
    On ne regarde pas la première venue,
    Mais la plus belle ! Et, plein d'une extase ingénue,
    On prend pour de l'amour le désir né d'hier.

    Plus tard, quand on a fait l'apprentissage amer,
    Le prestige insolent des grands yeux diminue,
    Et d'autres, d'une grâce autrefois méconnue,
    Révèlent un trésor plus intime et plus cher.

    Mais on ne fait jamais que changer d'infortune :
    À l'âge où l'on croyait n'en pouvoir aimer qu'une,
    C'est par elle déjà qu'on apprit à souffrir ;

    Puis, quand on reconnaît que plus d'une est charmante,
    On sent qu'il est trop tard pour choisir une amante
    Et que le cœur n'a plus la force de s'ouvrir.

    René-François Sully Prudhomme.


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  • Si
     
    Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
    Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir
    Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
    Sans un geste et sans un soupir 
    Si tu peux être amant sans être fou d'amour
    Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre
    Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour 
    Pourtant lutter et te défendre 
     
    Si tu peux supporter d'entendre tes paroles 
    Travesties par des gueux pour exciter les sots
    Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles
    Sans mentir toi-même d'un mot 
    Si tu peux rester digne en étant populaire
    Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
    Et si tu peux aimer tous tes amis en frères 
    Sans qu'aucun d'eux soit tout pour toi
     
    Si tu sais méditer, observer et connaître
    Sans jamais devenir sceptique ou destructeur
    Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître
    Penser sans n'être qu'un penseur
    Si tu peux être dur sans jamais être en rage
    Si tu peux être brave et jamais imprudent 
    Si tu sais être bon, si tu sais être sage 
    Sans être moral ni pédant
     
    Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite 
    Et recevoir ces deux menteurs d'un même front
    Si tu peux conserver ton courage et ta tête 
    Quand tous les autres la perdront 
    Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
    Seront à tout jamais tes esclaves soumis 
    Et ce qui vaut bien mieux que les rois et la gloire
    Tu seras un homme mon fils 
     
    Rudyard Kipling
    Traduit par André Maurois
    De l'Académie Française

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